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La Cour constitutionnelle fédérale opère son contrôle principalement à l’aune des droits fondamentaux allemands même si les droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union européenne sont simultanément applicables

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Des archives de presse en ligne peuvent être obligées de prévoir des mesures de protection contre la diffusion illimitée dans le temps par des moteurs de recherche de reportages sur des personnes privées

Communiqué de presse no. 83/2019 du 27 novembre 2019

Arrêt du 6 novembre 2019 - 1 BvR 16/13

(droit à l’oubli I)

L’arrêt « droit à l’oubli I » publié aujourd’hui porte, en combinaison avec le second arrêt rendu le même jour, « droit à l’oubli II » (cf. communiqué de presse No 84/2019), sur un litige qui entre certes dans le champ d’application du droit de l’Union européenne, mais ce dans un domaine dans lequel les États membres disposent d’une marge d’action. Pour cette raison, le premier sénat de la Cour constitutionnelle fédérale a appliqué dans le cas de l’espèce les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale (LF). Elle a fait droit au recours constitutionnel qui avait été dirigé contre une décision de la Cour fédérale de justice. Cette dernière avait rejeté le pourvoi d’un requérant qui critiquait la mise à la disposition inconditionnelle du public de reportages de presse vieux de plus de 30 ans qui étaient conservés dans des archives en ligne et reportaient, tout en mentionnant le nom du requérant, sur la condamnation du requérant pour assassinat.

La Cour constitutionnelle fédérale a d’abord précisé les normes de référence lorsqu’elle opère un contrôle de constitutionnalité dans un contexte marqué par le droit de l’Union. Ainsi, lorsqu’une matière de droit ordinaire n’a pas été entièrement harmonisée par le droit de l’Union et que le régime juridique de cette matière est aménagé de manière différente selon les États membres, l’interprétation de cette matière du droit ordinaire est alors opérée primairement à l’aune des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, même si les droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union sont parallèlement applicables. Le raisonnement de la Cour constitutionnelle fédérale repose d’une part sur la supposition affirmant que le droit de l’Union, lorsqu’il laisse une marge d’action aux États membres, admet également la diversité des régimes de protection des droits fondamentaux, et d’autre part sur la présomption selon laquelle le niveau de protection des droits fondamentaux exigé par le droit de l’Union ne constitue alors qu’un cadre et qu’il est assuré par l’application des droits fondamentaux allemands. Un examen complémentaire à l’aune des droits fondamentaux du droit de l’Union ne sera alors à envisager uniquement en cas d’indices concrets et suffisants indiquant que la protection offerte par la Loi fondamentale n’est pas suffisante.

Sur le fond, le premier sénat de la Cour constitutionnelle fédérale a jugé que la portée d’un droit à la protection contre la diffusion de reportages de presse anciens conservés dans des archives en ligne devait être déterminée suite à une mise en balance des différents droits fondamentaux entrant en conflit, une mise en balance dans le cadre de laquelle l’aspect temporel revêt une importance particulière eu égard aux conditions de la communication sur Internet (« droit à l’oubli »). À cet égard, il convient de tenir compte de la mesure dans laquelle un éditeur de presse dispose de moyens qui lui permettent, afin de protéger les personnes concernées, d’exercer une influence sur la diffusion de vieux reportages sur Internet – notamment en ce qui concerne la traçabilité de tels reportages au moyen de moteurs de recherche lorsqu’est lancée une recherche du nom de ces personnes. Les droits à la protection trouvent leur fondement constitutionnel dans le droit général de la personnalité, concrètement de la dimension de ce droit individuel limitant la liberté de s’exprimer, une dimension qui doit être distinguée du droit à l’autodétermination en matière d’informations.

Faits de l’espèce :

1. En 1982, le requérant fut condamné pour assassinat à la réclusion criminelle à perpétuité. L’année précédente, il avait tué par balle deux personnes à bord d’un yacht qui naviguait en haute mer. Trois articles consacrés à cette affaire parurent en 1982 et 1983 dans l’édition imprimée du magazine DER SPIEGEL, et le nom du requérant y fut mentionné. Depuis 1999, lesdits articles sont rendus disponibles dans des archives en ligne gratuitement et sans restriction d’accès par la partie défenderesse dans le litige devant les juridictions ordinaires, la société Spiegel Online GmbH. La recherche du nom du requérant au moyen de l’un des moteurs de recherche les plus répandus affiche parmi les premiers résultats les articles susmentionnés.

Après avoir été remis en liberté en 2002, le requérant apprit pour la première fois en 2009 que les articles en question étaient disponibles en ligne. Après un avertissement de cesser adressé à la partie défenderesse et qui ne fut pas suivi, le requérant introduisit une action en cessation demandant à ce que soit interdit à la partie défenderesse la mention nominative du requérant dans les reportages sur le crime qu’il avait commis. La Cour fédérale de justice rejeta cette action. Elle estima que, dans le cas litigieux, l’intérêt du requérant à la protection de sa personnalité devait s’effacer par rapport au droit à l’information du public – intérêt poursuivi par la partie défenderesse – et la liberté d’expression de cette dernière. La Cour fédérale de justice souligne que le grand public possède un intérêt légitime à pouvoir s’informer, sur le fondement des rapports originaux non altérés, sur des événements de l’histoire contemporaine, comme le procès dans l’affaire A., auquel la personne et le nom du requérant demeuraient inextricablement liés.

2. Avec son recours constitutionnel, le requérant conteste une violation de son droit général de la personnalité. Il affirme qu’il n’a lui-même plus jamais publiquement thématisé son acte de jadis et qu’il voulait dans le présent mener ses relations sociales sans que cet acte passé ne plane au-dessus de lui. Par contre, si, à l’aide d’un moteur de recherche qui est d’usage aujourd’hui, un tiers lance une recherche du nom du requérant, les premiers résultats affichés indiquent les reportages susmentionnés. Le requérant affirme que le libre épanouissement de sa personnalité est sérieusement atteint de ce fait. Il admet que le procès pour assassinat tenu à l’époque constitue indubitablement un événement appartenant à l’histoire contemporaine, mais il conteste qu’il découlerait impérativement de ce fait un intérêt public subsistant à ce que son nom soit mentionné en clair.

Essentiel du raisonnement du sénat :

I. L’examen du recours constitutionnel a d’abord donné lieu à une précision d’une part des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale en tant que normes de référence d’un contrôle de constitutionnalité dans un contexte marqué par le droit de l’Union, et d’autre part de la relation de ces normes de référence par rapport à des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union susceptibles d’être eux aussi applicables.

1. La Cour constitutionnelle fédérale examine les normes de droit interne et leur application à l’aune des droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale en principe également dans les cas où – comme dans la présente affaire – ces normes entrent dans le champ d’application du droit de l’Union, mais qu’elles ne sont pas entièrement déterminées par ce dernier. Cela vaut également dans la mesure où, dans un cas individuel, le champ d’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne s’y ajoute sur le fondement de l’article 51, paragraphe 1, 1re phrase, de cette Charte.

a) L’examen d’actes de la puissance publique allemande à l’aune de la Loi fondamentale correspond tant à la fonction générale de la Cour constitutionnelle fédérale, dont la mission est justement d’assurer le respect de la Loi fondamentale, qu’aux dispositions de l’article 23, alinéa 1, LF qui prévoit que la République fédérale d’Allemagne concourt au développement de l’Union européenne qui est attachée aux principes fédératifs et au principe de subsidiarité, ce que reflètent les traités relatifs à l’Union européenne et la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Tant le préambule du Traité sur l’Union européenne que celui de la Charte des droits fondamentaux reconnaissent la diversité des cultures et des traditions, et de la même manière, le respect de la diversité en matière de protection des droits fondamentaux est explicitement prévu par la Charte. Ces aspects sont concrétisés par l’article 5, paragraphe 3, TUE qui consacre le principe de subsidiarité comme l’un des principes fondamentaux de l’Union européenne, principe repris explicitement par l’article 51, paragraphe 1, 1re phrase, de la Charte.

b) L’application primaire des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale dans le domaine de la mise en œuvre du droit de l’Union repose sur supposition que le droit de l’Union, lorsqu’il laisse aux États membres une marge d’action, ne vise régulièrement pas à imposer une protection uniforme des droits fondamentaux, ainsi que sur la présomption selon laquelle le niveau de protection assuré par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est également assuré par l’application des droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale.

aa) Lorsque le législateur de l’Union laisse aux États membres une marge d’action dans le cadre de la mise en œuvre du droit de l’Union, il est raisonnable de considérer que la même chose vaut également en matière de protection des droits fondamentaux. Tout en se fondant sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, il est alors possible de supposer que le niveau de protection des droits fondamentaux exigé par le droit de l’Union laisse une place à la diversité des régimes de protection des droits fondamentaux au sein du droit de l’Union. L’étendue dans laquelle les États membres disposent d’une latitude pour parvenir à des appréciations divergentes est déterminée essentiellement par le droit de l’Union régissant le domaine du droit ordinaire concerné. Il se peut toutefois que ce dernier prévoie des conditions demandées par les droits fondamentaux. Dès lors, la relation entre les domaines du droit ordinaire et les droits fondamentaux est moins rigide dans le droit de l’Union qu’elle ne l’est selon le droit constitutionnel allemand.

bb) Lorsqu’il est raisonnable d’estimer que le droit ordinaire est ouvert à la diversité en ce qui concerne les régimes de protection des droits fondamentaux, la Cour constitutionnelle fédérale peut se fonder sur la présomption selon laquelle un contrôle de constitutionnalité à l’aune des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale englobe en règle générale le niveau de protection exigé par la Charte telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice.

Cette présomption repose sur l’idée qu’il existe un lien général entre la Loi fondamentale et la Charte qui sont toutes les deux la manifestation d’une tradition européenne commune en matière des droits fondamentaux, une tradition qui trouve un fondement commun dans la Convention européenne des droits de l’homme. Par conséquent, tant la Charte que les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale sont interprétés à la lumière de la Convention européenne des droits de l’homme.

cc) L’application primaire des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale ne signifie pas pour autant que la Charte des droits fondamentaux se trouverait écartée. Au contraire, les droits consacrés par la Loi fondamentale doivent être interprétés à la lumière de la Charte. Une telle approche ne remet en cause ni l’autonomie des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, ni une interprétation de ces droits qui résulte des expériences historiques faites par l’Allemagne et qui tient compte des structures spécifiques de l’ordre juridique et de la réalité sociale de la République fédérale. Il n’est pas possible d’affirmer a priori et avec certitude que les garanties consacrées respectivement par la Loi fondamentale et par la Charte correspondent à tous égards. La question de savoir quel poids revient aux autres sources des droits fondamentaux lorsqu’il s’agit d’interpréter les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale ne peut trouver de réponse que cas par cas, et cette réponse dépend notamment de la place dans la hiérarchie, du contenu et de la relation entre les normes juridiques qui influent les unes sur les autres. Par conséquent, une interprétation opérée à la lumière de la Charte peut être différente d’une interprétation à la lumière de la Convention européenne des droits de l’homme.

2. Le recours aux droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale en tant que normes de référence pour un contrôle de constitutionnalité de dispositions de droit interne qui mettent en œuvre le droit de l’Union laissant une marge d’action aux États membres n’est pas sans exceptions.

a) D’une part, le droit ordinaire concerné peut, même lorsqu’il laisse des marges d’action aux États membres, exceptionnellement prévoir également des exigences plus strictes relatives aux droits fondamentaux. D’autre part, dans la mesure où le droit ordinaire concerné laisse de la place à la diversité des régimes de protection des droits fondamentaux, la présomption selon laquelle la protection offerte par les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale est suffisante est réfragable. Sans préjudice de l’harmonie sur le plan matériel des droits fondamentaux qui repose sur la Convention européenne des droits de l’homme, les traditions constitutionnelles des États membres dans le domaine des droits fondamentaux présentent des différences en ce qui concerne la résolution et la formalisation juridique des conflits entre droits fondamentaux, des différences qui sont marquées par l’histoire et la réalité sociale de chaque État membre et pour lesquelles la Charte cherche à trouver un équilibre, mais qu’elle ne peut ni ne veut uniformiser.

b) Seulement dans les cas où existent des indices concrets et suffisants indiquant que le niveau de protection des droits fondamentaux exigé par le droit de l’Union ne serait pas garanti, un contrôle de constitutionnalité opéré à l’aune des seuls droits fondamentaux allemands n’est pas suffisant.

aa) Des indices permettant d’affirmer que les dispositions du droit spécifique concerné contiennent exceptionnellement des exigences spécifiques dans le domaine des droits fondamentaux et restreignant la marge d’action des États membres doivent être déduits des termes et de l’environnement normatif du droit spécifique lui-même. À cet égard, de telles exceptions ne peuvent pas découler du simple fait que le droit spécifique de l’Union concerné fait mention de l’obligation de respecter sans réserve la Charte ou certaines des dispositions de cette dernière.

bb) Une réfutation éventuelle de la présomption selon laquelle l’application des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale couvre le niveau de protection des droits fondamentaux exigé par la Charte ne doit être examinée que dans le cas où il existe des indices concrets et suffisants pointant dans ce sens. Lorsqu’il apparaît que la Cour de justice de l’Union européenne fonde une de ses décisions sur des normes de protection des droits fondamentaux qui ne sont pas englobées par les droits fondamentaux allemands, ce fait doit être pris en compte lors du contrôle de constitutionnalité. Il en va de même dans les cas où le niveau de protection exigé dans un cas concret découle de droits consacrés par la Charte qui ne trouvent pas d’équivalent dans les dispositions de la Loi fondamentale.

c) Lorsqu’exceptionnellement, les droits fondamentaux allemands ne garantissent pas le niveau de protection exigé par la Charte, les droits concernés consacrés par la Charte doivent être pris en compte lors du contrôle opéré. Dans la mesure où surgissent dans un tel cas des questions d’interprétation de la Charte auxquelles une réponse n’a pas encore été apportée, la Cour constitutionnelle fédérale soumet alors ces questions à la Cour de justice de l’Union européenne sur le fondement de l’article 267, paragraphe 3, TFUE. Autrement, la Cour constitutionnelle fédérale est tenue d’inclure les droits fondamentaux du droit de l’Union parmi les normes de référence du contrôle qu’elle opère et, en principe, d’assurer qu’ils s’imposent (à cet égard, cf. également l’arrêt rendu le même jour et le communiqué de presse No 84/2019).

3. L’application primaire par la Cour constitutionnelle fédérale des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale à côté de ceux garantis par la Charte ne remet pas en cause le caractère directement applicable de la Charte dans les limites tracées par son champ d’application. Dès lors, les juridictions ordinaires allemandes demeurent libres d’adresser à la Cour de justice de l’Union européenne sur le fondement de l’article 267, paragraphe 2, TFUE les questions d’interprétation qu’elles sont susceptibles de rencontrer. Ce qui précède n’affecte pas le fait que, dans la mesure où le droit de l’Union laisse une marge d’action aux États membres, les juridictions ordinaires sont toujours tenues d’appliquer les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale.

4. Par conséquent, le litige dans la présente affaire devait être décidé à l’aune des seuls droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale. Le litige à trancher sur le fondement des dispositions des §§ 823 et 1004 du Code civil allemand appliquées par analogie entrait certes aussi dans le champ d’application du droit de l’Union (concrètement de l’ancienne directive 95/46/CE sur la protection des données et de l’actuel règlement général sur la protection des données), mais la diffusion de reportages de presse dont il s’agissait dans le cas de l’espèce tombe dans le champ d’application de ce qui est appelé le « privilège des médias », un domaine pour lequel le droit de l’Union admet une marge de mise en œuvre des États membres. Dès lors, il ne s’agissait pas d’appliquer des dispositions entièrement déterminées par le droit de l’Union. Il n’y avait pas d’indices permettant de conclure que, dans la présente affaire, le niveau de protection offert par les droits fondamentaux de la Loi fondamentale n’englobait pas celui exigé par la Charte des droits fondamentaux.

II. Sur le fond, le recours constitutionnel fut couronné de succès.

1. L’objet du recours constitutionnel est d’obtenir une protection des droits fondamentaux dans le cadre d’un litige entre personnes privées. Dans un tel cas, les droits fondamentaux s’appliquent en vertu de leur effet indirect et horizontal (mittelbare Drittwirkung). Les droits fondamentaux entrant en conflit doivent alors être mis en balance.

a) Du côté du requérant, le droit fondamental concerné était le droit général de la personnalité (art. 2, al. 1, combiné à l’art. 1, al. 1, LF) dans sa dimension qui protège l’individu contre des propos affectant l’honneur personnel, mais non le droit à l’autodétermination en matière d’informations.

Le droit général de la personnalité, dans sa dimension protégeant l’individu en limitant le droit de s’exprimer, garantit le libre épanouissement de la personnalité et assure dans ce contexte également une protection contre des reportages portant sur une personne concrète et contre la diffusion d’informations qui sont susceptibles d’affecter sérieusement l’épanouissement de la personnalité. Il protège contre la diffusion dans l’espace public de reportages et d’informations à caractère personnel en tant que résultat d’un processus de communication. Dans un tel cas, les risques pour l’épanouissement de la personnalité résultent surtout de la forme et du contenu de la publication elle-même. Ces dimensions de protection ne sont pas entendues comme garanties exhaustives et clairement distinctes les unes des autres, mais doivent être identifiées dans chaque cas en fonction de la nécessité de protection et en tenant compte des droits fondamentaux de tiers. La protection accordée au droit général de la personnalité est en ce sens souple et rendue relative du fait de la prise en compte du contexte des relations sociales de la personne concernée. D’après ces critères, il ne résulte donc nullement du droit général de la personnalité un droit qui permettrait uniquement à l’individu concerné de disposer exhaustivement et exclusivement de la représentation de sa personne. Le droit de la personnalité vise en revanche à assurer les conditions essentielles qui permettent à l’individu de développer et de maintenir sa personnalité de manière autonome.

De ces dimensions à protéger du droit général de la personnalité doit être distingué le droit à l’autodétermination en matière d’informations en tant que manifestation autonome découlant de ce droit. Le droit à l’autodétermination en matière d’informations peut lui aussi, au moyen d’un effet indirect et horizontal, jouer un rôle pour le droit civil. Il garantit à l’individu que des tiers ne peuvent s’emparer de ses données personnelles ni ne les utilisent d’une manière non compréhensible comme instrument pour attribuer à l’individu concerné des caractéristiques personnelles, des types ou des profils sur lesquels cet individu ne peut exercer aucune influence, mais qui ont en revanche une importance considérable en ce qui concerne le libre épanouissement de sa personnalité et sa participation égale en tant que membre de la société. À cet égard, son effet est différent par rapport à celui qu’il déploie lorsqu’il protège l’individu directement contre l’État dans ses relations avec ce dernier. En particulier, les exigences et les charges de justification qui découlent de ce droit dans une telle situation ne peuvent être déterminées de la même manière abstraite que dans le cas des rapports entre l’individu et l’État, mais doivent être cernées au moyen d’une mise en balance variant en fonction du besoin de protection et tenant compte de la diversité des situations juridiques entre particuliers. Pas plus que le droit à l’image d’une personne, le droit à l’autodétermination en matière d’informations ne contient pas de droit général, voire inconditionnel, d’autodétermination en matière d’utilisation de ses propres données. Le droit à l’autodétermination en matière d’informations garantit toutefois à l’individu la possibilité d’influencer de façon différenciée dans quel contexte et de quelle manière ses données personnelles sont rendues accessibles à des tiers et utilisées par ces derniers. Il inclut dès lors la garantie pour l’individu d’avoir un mot substantiel à dire sur ce que l’on lui attribue.

b) Du côté de la partie défenderesse, les droits fondamentaux concernés sont la liberté d’expression et la liberté de la presse (art. 5, al. 1, 1re et 2e phrases LF). En revanche, la liberté d’informer par la radio et la télévision garantie par l’article 5, alinéa 1, 2e phrase, LF n’est pas affectée par la mise à disposition des reportages dans des archives en ligne. La diffusion d’informations n’entre pas dans le champ d’application de cette liberté du simple fait que cette diffusion a lieu au moyen de systèmes d’information et de communication électroniques.

2. Les droits fondamentaux en conflit doivent être mis en balance. À cette fin, il est tout d’abord nécessaire de déterminer leur contenu matériel respectif. Dans ce contexte, il importe notamment de tenir compte des conditions de la communication sur Internet.

a) L’aspect temporel joue depuis toujours un rôle important lorsqu’il s’agit de mettre en balance la liberté de la presse d’un côté et la protection des droits de la personnalité de l’autre côté. Alors que la jurisprudence admet, en ce qui concerne la couverture médiatique sur des infractions d’actualité, que la primauté revient à l’intérêt général en matière d’information et que sont en principe licites des reportages mentionnant l’identité d’une personne ayant fait l’objet d’une condamnation définitive pour une infraction pénale, elle a en même temps précisé que l’intérêt légitime d’information du public au moyen de reportages contenant des éléments individualisés diminuait plus l’événement en question appartenait au passé.

Eu égard aux conditions contemporaines de la technologie de l’information et de la diffusion d’informations sur Internet, la prise en compte de l’aspect temporel en matière d’information revêt toutefois une nouvelle dimension juridique. Alors que jadis, lorsque les informations étaient diffusées exclusivement par la presse et les organismes de radiodiffusion, ces informations n’étaient disponibles au grand public que pendant un temps limité et tombaient ensuite dans une large mesure dans l’oubli, elles demeurent de nos jours disponibles à long terme, une fois qu’elles ont été numérisées et mises en ligne. Elles ne déploient leurs effets dans le temps pas seulement au moyen des souvenirs fugaces qu’elles laissent dans le débat public, mais demeurent directement et durablement consultables par tout un chacun. Des tiers parfaitement étrangers peuvent désormais accéder à tout moment à de telles informations qui peuvent faire l’objet de discussions de groupes communiquant entre eux sur Internet, être décontextualisées et se voir attribuer une signification nouvelle, ou encore, combinées à d’autres informations, être rassemblées pour établir un profil d’une personne, à l’instar de ce qui se passe notamment lors de la recherche d’un nom concret au moyen d’un moteur de recherche.

b) Ces aspects doivent être pris en considération lors de l’interprétation et de l’application du droit général de la personnalité. La liberté personnelle inclut la liberté de développer et de changer ses convictions personnelles et son comportement individuel. À cette fin, il est nécessaire qu’existe un cadre juridique qui permette à l’individu d’exercer sans crainte sa liberté et qui lui offre l’opportunité de laisser derrière lui les erreurs du passé. Par conséquent, il faut que l’ordre juridique prévoie des dispositions qui empêchent qu’un individu se voie reprocher indéfiniment par l’opinion publique ses convictions, ses propos et ses actions du passé. Seule la possibilité de prendre ses distances avec les faits du passé offre la chance à l’individu que ces faits tombent dans l’oubli du public et qu’il reçoive l’occasion de recommencer sa vie en toute liberté. Cette possibilité de l’oubli fait partie de la dimension temporelle de la liberté. Métaphoriquement, cela est parfois décrit avec les termes « droit à l’oubli » ou encore « droit à se faire oublier ».

Toutefois, il ne découle pas du droit général de la personnalité un « droit à l’oubli » à entendre dans le sens qu’il appartiendrait en principe uniquement à la personne concernée de maîtriser les informations à son sujet. La question d’apprécier les informations et de les considérer comme intéressantes, admirables, choquantes ou encore réprouvables est ainsi soustraite à la disposition unilatérale de la personne concernée. Il ne découle donc pas du droit général de la personnalité un droit à faire supprimer sur Internet toute information personnelle antérieurement échangée dans le cadre de processus de communication.

c) De l’autre côté, il faut que soient prises en compte la liberté d’expression et la liberté de la presse de la partie défenderesse. Limiter la liberté de la presse à une couverture anonymisée d’un événement constitue une restriction grave des possibilités du public de s’informer et de la liberté de la presse de décider elle-même des sujets qu’elle veut couvrir, ainsi que du moment, de la durée et des modalités de cette couverture. Des archives en ligne permettent un accès facile à l’information et constituent une source importante pour la recherche dans les domaines du journalisme et de l’histoire contemporaine. Elles jouent également un rôle majeur dans le domaine de l’éducation et pour le débat public au sein de l’État démocratique.

3. En conséquence, les considérations qui suivent s’appliquent pour la mise en balance à laquelle les juridictions ordinaires doivent procéder :

a) Une maison d’édition a en principe le droit de verser à des archives en ligne des reportages dont la publication était initialement licite. Des mesures pour sauvegarder les droits des personnes concernées ne sont susceptibles d’être imposées que lorsque ces personnes se sont adressées à la maison d’édition en question et ont précisé leur besoin de protection.

b) Lorsqu’il s’agit de cerner l’importance exacte revenant à l’aspect de l’écoulement du temps quand il s’agit d’apprécier la protection contre une publication qui était initialement licite, un aspect crucial sont l’effet et le sujet du reportage litigieux, notamment la question, dans quelle mesure les reportages affectent la vie privée et les possibilités d’épanouissement de la personnalité en tant que telle. Outre le nouveau contexte dans lequel les reportages s’inscrivent et le comportement de la personne concernée depuis la publication initiale desdits reportages, joue un rôle l’environnement dans lequel les informations sont concrètement présentées en ligne. Déterminer à quel point un fardeau est imposé aux personnes concernées dépend également de la question de savoir dans quelle mesure la mise en ligne d’une information conduit à sa diffusion à grande échelle et si cette information est affichée en priorité par des moteurs de recherche.

c) Pour la conciliation à opérer, il est en outre nécessaire de prendre en compte les différents degrés possibles au regard du type de protection à assurer par un éditeur de presse – des degrés qui reflètent le changement de l’importance d’une information dans le temps. L’objectif doit être de parvenir à une conciliation qui permette d’une part de préserver dans la plus large mesure possible le libre accès au texte d’origine et d’autre part de suffisamment limiter malgré tout cet accès dans un cas particulier lorsqu’existe un besoin concret de protection des personnes concernées – notamment à l’encontre de recherches par nom lancées au moyen d’un moteur de recherche.

4. La décision contestée ne répond pas à tous égards aux exigences précitées. Dans le cas de l’espèce, il aurait fallu examiner si, suite à la plainte du requérant, des mesures de précaution raisonnables auraient pu, voire auraient dû être imposées à la partie défenderesse, l’éditeur de presse – des mesures susceptibles d’offrir un certain degré de protection au moins contre la traçabilité de tels reportages au moyen de moteurs de recherche lorsqu’est lancée une recherche du nom de ces personnes, sans que la traçabilité et l’accessibilité du reportage concerné ne s’en trouvent du reste excessivement entravées.

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