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L’application en Allemagne de dispositions juridiques entièrement harmonisées par le droit de l’Union européenne est examinée par la Cour constitutionnelle fédérale à l’aune des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union

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Lors de l’examen d’une demande de cesser dirigée contre l’exploitant d’un moteur de recherche, la liberté d’expression des fournisseurs de contenu doit être prise en compte

Communiqué de presse no. 84/2020 du 27 novembre 2019

Arrêt du 6 novembre 2019 - 1 BvR 276/17

(droit à l’oubli II)

L’arrêt « droit à l’oubli II » publié aujourd’hui, qui s’ajoute au second arrêt rendu le même jour, « droit à l’oubli I » (cf. communiqué de presse No 83/2019), porte sur un litige dans une matière qui a été entièrement harmonisée par le droit de l’Union européenne. Le premier sénat de la Cour constitutionnelle fédérale a alors appliqué la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et elle a rejeté le recours constitutionnel dont elle était saisie et qui était dirigé contre une décision du Tribunal régional supérieur de Celle. Ce dernier avait rejeté une plainte de la requérante contre l’exploitant d’un moteur de recherche. La requérante critiquait que si son nom était entré dans un moteur de recherche, l’un des résultats affichés redirigeait vers la transcription d’une émission de télévision versée à des archives en ligne en 2010. Dans cette émission, le traitement déloyal d’un employé licencié avait été reproché à la requérante, dont le nom avait été explicitement mentionné.

La Cour constitutionnelle fédérale a tout d’abord constaté que les dispositions applicables dans ce litige avaient été entièrement harmonisées par le droit de l’Union et que les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale étaient dès lors inapplicables en l’espèce. Dans une telle situation, c’est-à-dire dans la mesure où les droits fondamentaux allemands se trouvent écartés par ceux du droit de l’Union, la Cour constitutionnelle fédérale opère son contrôle de l’application des dispositions harmonisées par les autorités allemandes à l’aune des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union, afin d’éviter que n’apparaissent des lacunes dans la protection des droits fondamentaux. La Cour constitutionnelle fédérale assume ainsi sa responsabilité dans le cadre du processus d’intégration européenne (Integrationsverantwortung) conformément à l’article 23 de la Loi fondamentale (LF).

Sur le fond, le premier sénat a considéré qu’à l’instar des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, les droits fondamentaux de la Charte ne garantissent pas seulement des droits dans le cadre de la relation entre l’État et le citoyen, mais déploient également des effets dans le cadre de litiges de droit privé et doivent dès lors être conciliés. C’est dans cet esprit que le Tribunal régional supérieur a soigneusement pris en compte lors de la mise en balance les droits fondamentaux des parties au litige, ainsi que ceux de tiers dont il fallait également tenir compte, notamment de la liberté d’expression de la chaîne de télévision NDR en tant que responsable du reportage critiqué.

Faits de l’espèce :

1. Le 21 janvier 2010, la chaîne de télévision NDR diffusa un reportage de l’émission Panorama intitulé « Licenciement : les sales tours des employeurs ». Vers la fin du reportage, dans le cadre duquel la requérante avait préalablement donné une interview, fut présenté le cas d’un ancien employé qui avait travaillé pour l’entreprise dirigée par la requérante en tant que gérante et qui avait été licencié. Dans le reportage, un traitement injuste de l’employé en question fut reproché à la requérante alors que cet employé avait essayé d’établir un conseil des délégués du personnel.

La chaîne NDR mit ultérieurement en ligne sur son site Internet un fichier contenant la transcription de l’émission et portant le titre « Les sales tours des employeurs ». Quand le nom de la requérante était entré dans le moteur de recherche opéré par Google, l’un des premiers résultats affichés était un lien vers le fichier susmentionné. Après que Google eut refusé de s’abstenir de supprimer ce lien de la liste des résultats affichés, la requérante déposa une plainte, qui fut rejetée par le Tribunal régional supérieur. Selon le Tribunal, la requérante ne saurait tirer ni du § 35, alinéa 2, 2nde phrase, de la loi fédérale relative à la protection des données, ni des §§ 823, alinéa 1, et 1004 du Code civil allemand, combinés à l’article 1, alinéa 1, et à l’article 2, alinéa 1, de la Loi fondamentale un droit à ce que le lien litigieux soit supprimé (ci-après : le déréférencement).

2. Avec son recours constitutionnel, la requérante conteste une violation de son droit général de la personnalité et de son droit à l’autodétermination en matière d’informations. Selon la requérante, déjà le titre affiché parmi les résultats de la recherche est fallacieux, étant donné qu’elle affirme ne jamais avoir eu recours à de « sales tours » à l’encontre des employés. Elle avance que le résultat affiché par le moteur de recherche fait naître d’elle une image particulièrement négative en tant que personne, une image susceptible de la dénigrer en tant que personne privée. En outre, elle avance que le reportage est tellement ancien qu’il n’existe plus, en raison du passage du temps, d’intérêt légitime du public relatif à ce reportage.

Essentiel du raisonnement du sénat :

I. L’examen du recours constitutionnel a d’abord donné lieu à une précision des normes de référence d’un contrôle de constitutionnalité dans un contexte marqué par le droit de l’Union européenne.

1. La demande de déréférencement avancée par la requérante dans le litige initial ayant donné lieu au recours constitutionnel était à trancher sur le fondement de dispositions entièrement harmonisées par le droit de l’Union – tant par la directive relative à la protection des données applicable au moment des faits de l’espèce que du règlement général sur la protection des données actuellement en vigueur – et donc applicables de la même manière dans tous les États membres. La question de savoir quelles données personnelles pouvaient licitement être affichées au moyen d’un lien suite à une recherche lancée avec un moteur de recherche ne relevait pas non plus de ce qui est appelé le « privilège des médias » pour l’aménagement duquel les États membres disposent d’une marge d’action (ce qui distingue la présente affaire de celle jugée le même jour par l’arrêt « droit à l’oubli I », cf. communiqué de presse No 83/2019).

2. Lors de l’application d’une réglementation entièrement harmonisée par le droit de l’Union, les normes déterminantes pour un contrôle ne sont en principe pas les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, mais uniquement ceux garantis par le droit de l’Union. Dans un tel cas, le droit de l’Union bénéfice d’une primauté d’application par rapport aux droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale. Ce qui précède est affirmé par la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale lorsqu’il s’agit d’apprécier si une réglementation entièrement harmonisée viole les droits fondamentaux. Il en va de même en ce qui concerne la question de vérifier si les dispositions entièrement harmonisées du droit spécifique concerné ont été appliquées de manière conforme aux droits fondamentaux.

a) Dans un tel cas, l’application des droits fondamentaux du droit de l’Union résulte alors du transfert de droits de souveraineté à l’Union européenne. Lorsque, dans le cadre de ces compétences, l’Union adopte une disposition qui s’applique dans toute l’Union et qui doit être appliquée de manière uniforme, la protection des droits fondamentaux à assurer lorsque cette réglementation est mise en œuvre doit elle aussi être appliquée de manière uniforme, ce qui fait d’emblée obstacle à ce que les différentes normes des États membres en matière de protection des droits fondamentaux puissent être appliquées. Pour l’heure, il n’est pas possible de considérer qu’au-delà de la Convention européenne des droits de l’homme en tant que fondement commun, les normes des États membres en matière des droits fondamentaux soient toutes concordantes. Les divergences dans ce domaine constituent le reflet des différences, aux causes multiples, en ce qui concerne la situation des États membres respectifs, une situation qui, notamment, est le produit des expériences historiques de chaque pays. Il ne peut être présumé que la Charte des droits fondamentaux s’aligne justement sur le régime de protection des droits fondamentaux tel qu’il est prévu dans la Loi fondamentale. Dès lors, force est de constater que les droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union et les droits fondamentaux nationaux constituent des régimes juridiques autonomes.

b) La jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale n’admet une primauté d’application du droit de l’Union que sous la réserve que la protection assurée alors par les droits fondamentaux de l’Union possède une efficacité suffisante. Dès lors, il est impératif que la protection offerte par la Charte soit essentiellement équivalente à la protection des droits fondamentaux jugée indispensable par la Loi fondamentale. En l’état actuel du droit de l’Union – surtout sous le régime de la Charte –, il convient de considérer que cette condition est remplie.

3. Dans la présente affaire, la Cour constitutionnelle fédérale a décidé pour la première fois que, dans la mesure où les droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union écartent les droits fondamentaux allemands, elle contrôle elle-même l’application du droit de l’Union par les autorités allemandes sur le fondement de la Charte des droits fondamentaux de l’Union.

a) Jusqu’à présent, la Cour constitutionnelle fédérale n’avait pas encore explicitement envisagé dans sa jurisprudence d’opérer un contrôle à l’aune des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union. Dans les cas où elle avait écarté une application des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, elle s’était abstenue de procéder à un contrôle du respect des droits fondamentaux et indiqué que ce contrôle revenait aux juridictions ordinaires, en coopération avec la Cour de justice européenne. Cette jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale portait sur des types de cas dans lesquels se posait – directement ou indirectement – la question de la validité – et non celle de l’application correcte – de dispositions du droit de l’Union.

b) Toutefois, lorsque, comme c’était le cas en l’espèce, il s’agit de déterminer si les juridictions et les autorités administratives allemandes ont satisfait aux exigences à prendre en compte en vertu de la Charte lorsqu’elles devaient appliquer le droit de l’Union, la Cour constitutionnelle fédérale ne peut s’abstenir de procéder à un contrôle du respect des droits fondamentaux, mais il lui appartient au contraire d’assurer une protection de ces droits à l’aune des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union. L’ouverture pour le droit de l’Union prévue par l’article 23, alinéa 1, LF ne signifie pas que la puissance publique allemande cesse d’assumer la responsabilité pour les matières transférées à l’Union, mais au contraire que les institutions de l’État allemand, parmi lesquelles la Cour constitutionnelle fédérale, contribuent au développement de ces matières. Par la prise en compte des droits fondamentaux du droit de l’Union en tant que normes de référence d’un contrôle de constitutionnalité dans le cadre d’un recours constitutionnel, la Cour constitutionnelle fédérale assume sa responsabilité dans le cadre du processus d’intégration européenne.

La considération décisive à cet égard est qu’en l’état actuel du droit de l’Union, il y aurait autrement une lacune dans la protection des droits fondamentaux lors de l’application des droits fondamentaux du droit de l’Union par les juridictions ordinaires, car il n’existe pas de possibilité pour l’individu de contester directement devant la Cour de justice de l’Union européenne une violation des droits fondamentaux du droit de l’Union par une juridiction ordinaire d’un État membre. Contrairement au droit allemand, le droit de l’Union ne connaît pas de recours constitutionnel. Cette lacune n’est pas non plus palliée de manière satisfaisante par le contrôle que la Cour constitutionnelle fédérale exerce déjà en ce qui concerne le respect par les juridictions ordinaires de leur obligation de saisir la Cour de justice de l’Union européenne à titre préjudiciel.

4. Dans la mesure où la Cour constitutionnelle fédérale procède à un contrôle à l’aune des droits fondamentaux de la Charte, elle opère ce contrôle en étroite coopération avec la Cour de justice de l’Union européenne, car c’est à cette dernière qu’appartient la compétence pour une interprétation finale du droit de l’Union et donc également de la Charte des droits fondamentaux. Dans la mesure où la Cour de justice n’a pas déjà précisé l’interprétation à donner à ces droits ou lorsque les principes d’interprétation à appliquer ne s’imposent pas avec évidence – par exemple sur le fondement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme –, la Cour constitutionnelle fédérale procède à un renvoi préjudiciel sur le fondement de l’article 267, paragraphe 3, TFUE. La question de savoir si les juridictions ordinaires, dans la mesure où elles constituent la juridiction de dernière instance de leur ordre de juridiction respectif, demeurent elles aussi liées par cette obligation de renvoi préjudiciel, n’avait pas à être tranchée dans la présente affaire.

5. Il résulte des deux arrêts du premier sénat publiés aujourd’hui, « droit à l’oubli I » et « droit à l’oubli II », que la question de déterminer les droits fondamentaux applicables – ceux consacrés par la Loi fondamentale ou ceux garantis par la Charte – dépend dans une large mesure de la distinction entre droit de l’Union entièrement harmonisé et droit de l’Union laissant une marge d’action aux États membres. Cette question est déterminée par une interprétation du droit de l’Union ordinaire concerné, et elle ne peut être tranchée en ayant recours à la délimitation utilisée en droit allemand qui distingue entre « notions de droit indéterminées » (unbestimmte Rechtsbegriffe) et « discrétion » (Ermessen), une distinction à laquelle le droit de l’Union ne procède pas de la même manière que le droit allemand. Il convient plutôt d’examiner la norme concernée du droit de l’Union et de s’interroger si elle vise ou non à permettre certaines divergences des jugements.

6. Bien que la Cour constitutionnelle fédérale ait ainsi décidé pour la première fois qu’elle pouvait le cas échéant juger un recours constitutionnel à l’aune des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union, il n’était pas nécessaire de solliciter une décision de l’assemblée plénière de la Cour. Une telle saisine n’est, selon le § 16 de la loi relative à la Cour constitutionnelle fédérale (LCCF), requise que lorsqu’un sénat entend, à propos d’une question de droit, s’écarter de la conception juridique de l’autre sénat à ce sujet et que ladite conception est essentielle pour la décision de l’autre sénat. Or tel n’était pas le cas en l’espèce. En particulier, le premier sénat ne s’est pas écarté de la jurisprudence commune des deux sénats qui avait été initiée par le second sénat dans sa décision dite « Solange II » (cf. Recueil des décisions de la Cour constitutionnelle fédérale BVerfGE 73, 339 <387>). La question soulevée dans ladite jurisprudence était uniquement de déterminer si et dans quelle mesure des dispositions du droit de l’Union et des dispositions de droit interne entièrement harmonisées pouvaient être contrôlées à l’aune de la Loi fondamentale. En revanche, la question de l’applicabilité des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union – et a fortiori de ceux de la Charte des droits fondamentaux qui n’est devenue obligatoire qu’en 2009 – n’a ni explicitement ni implicitement fait partie des considérations de cette jurisprudence, laquelle n’a dès lors apporté ni de réponse positive ni de réponse négative à cette question. Rien d’autre ne ressort de la jurisprudence récente du second sénat.

II. Sur le fond, le recours constitutionnel était recevable, mais il ne fut pas couronné de succès.

1. La requérante possède la qualité pour agir, étant donné qu’elle peut invoquer les droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union. Lorsqu’elle avance que son droit au libre épanouissement de la personnalité a été violé, la requérante conteste ainsi sur le fond une atteinte portée à ses droits fondamentaux au respect de sa vie privée et familiale et à la protection des données à caractère personnel, des droits garantis respectivement par les articles 7 et 8 de la Charte. Le fait que la requérante ait invoqué des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale et non ceux de la Charte est sans influence. Si un requérant désigne une norme incorrecte, mais détaille ses griefs sur le fond de manière motivée, le recours constitutionnel ne devient pas irrecevable du fait de cette erreur.

2. Le recours constitutionnel était toutefois infondé.

Tout comme dans le cadre d’un contrôle opéré sur le fondement des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, la Cour constitutionnelle fédérale n’examine pas si le droit ordinaire a été appliqué correctement (dans le cas de l’espèce, la directive relative à la protection des données applicable à l’époque, ainsi que la loi fédérale relative à la protection des données), mais uniquement si les juridictions ordinaires ont suffisamment tenu compte des droits fondamentaux du droit de l’Union et, dans le cadre de la mise en balance qui s’imposait, procédé à une conciliation soutenable entre ces droits. La Cour constitutionnelle fédérale a apporté une réponse affirmative à cette question.

a) À l’instar des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, ceux garantis par la Charte offrent une protection non seulement dans les relations entre l’individu et l’État, mais également lors de litiges de droit privé. Du côté de la requérante, les droits fondamentaux à prendre en considération lors de la mise en balance sont le droit au respect de la vie privée et familiale et le droit à la protection des données à caractère personnel garantis respectivement par les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux. Ces garanties correspondent à celles consacrées par l’article 8 CEDH.

b) Du côté des droits de la partie défenderesse, l’exploitant du moteur de recherche, devait être prise en compte la liberté d’entreprise garantie par l’article 16 de la Charte. En revanche, l’exploitant du moteur de recherche ne pouvait invoquer l’article 11 en ce qui concerne l’affichage des résultats de recherches lancées à l’aide de ce moteur de recherche. Cependant, devaient en outre être pris en compte les droits fondamentaux de tiers directement affectés par un litige comme celui de l’espèce, c’est-à-dire, dans la présente affaire – outre l’intérêt des utilisateurs en matière d’information – la liberté d’expression de la chaîne NDR. Étant donné qu’il s’agissait d’apprécier s’il pouvait être interdit à l’exploitant d’un moteur de recherche de diffuser des contributions mises à disposition par des tiers, ici la chaîne NDR, une telle interdiction était susceptible de constituer en même temps et à son tour une atteinte à la liberté d’expression d’un tiers, car dans un tel cas de figure, l’interdiction ne permet pas au fournisseur de contenu concerné de recourir aux services proposés par un prestataire de services et lui ôte alors dans un certaine mesure un moyen important de diffusion de ses contenus. De tels effets ne sont pas simplement des effets indirects découlant de ce qui est imposé à l’exploitant du moteur de recherche. Au contraire, la décision relative à l’interdiction présente un lien direct avec l’opinion exprimée et l’exercice de la liberté d’expression, puisqu’il s’agit spécifiquement dans le cadre d’une telle décision de restreindre la diffusion d’une contribution en raison de son contenu.

c) La mise en balance doit être opérée sur le fondement d’une évaluation de l’activité de l’exploitant du moteur de recherche qui, eu égard aux restrictions qui en découlent pour les droits fondamentaux, doit également être appréciée séparément. La question de la licéité de la conduite de l’exploitant du moteur de recherche n’est pas identique à celle de savoir si la publication initiale de la contribution par le tiers concerné était licite, bien qu’il puisse y avoir des interrelations à cet égard. Dès lors, une action dirigée contre l’exploitant d’un moteur de recherche n’a pas de caractère subsidiaire par rapport à une action contre le fournisseur de contenu.

d) Selon la décision de la Cour constitutionnelle fédérale, l’importance des seuls intérêts économiques de l’exploitant du moteur de recherche ne suffit en principe pas en elle-même, dans le cadre de la mise en balance, pour justifier une restriction du droit à la protection des personnes concernées. Toutefois, l’intérêt du public en matière d’information et surtout les droits fondamentaux de tiers devant être pris en compte revêtent à cet égard un poids plus important. Dans le cas de l’espèce, la liberté d’expression de la chaîne NDR affectée par la décision doit être prise en compte en tant que droit fondamental directement affecté ; la chaîne NDR est à cet égard titulaire du droit fondamental en question. Dès lors, il n’est pas présumé dans le cas de l’espèce – contrairement à ce qui fut le cas dans certains cas décidés par la Cour de justice de l’Union européenne, qui visaient cependant des types de cas différents de celui de la présente affaire – que la protection du droit général de la personnalité doive primer. Au contraire, il faut que les droits fondamentaux entrant en conflit soient mis en balance de manière égale. Pas plus que l’individu ne peut décider unilatéralement à l’encontre des médias quelles informations le concernant doivent pouvoir être diffusées dans le cadre de la communication, il ne possède un tel pouvoir de disposition unilatérale à l’encontre des exploitants de moteurs de recherche.

e) Dans le cadre de la mise en balance, constitue un critère déterminant pour la pondération de l’atteinte aux droits fondamentaux causée aux personnes concernées la question de savoir dans quelle mesure ces personnes sont atteintes dans leur droit au libre épanouissement de la personnalité par la diffusion de la publication litigieuse – notamment en tenant compte de la possibilité de lancer une recherche à partir de leur nom. À cet égard, l’appréciation d’un reportage dans son contexte initial n’est pas suffisante, il faut que soit également pris en compte l’accès facile et permanent des informations à l’aide d’un moteur de recherche. Notamment, il convient de tenir compte de l’importance du passage du temps entre la publication initiale et son affichage parmi les résultats d’une recherche lancée au moyen d’un moteur de recherche, comme l’exige l’esprit du régime juridique actuel prévu par l’article 17 du RGPD fondé sur un « droit à l’oubli ».

f) Mesurée à l’aune de ces exigences, la décision contestée n’est pas à critiquer. Le Tribunal régional supérieur tient compte tant de la protection du droit général de la personnalité de la requérante que de la liberté d’entreprise de la partie défenderesse ; à juste titre, le Tribunal régional supérieur a considéré que cette liberté devait être vue également en relation avec la liberté d’expression de la chaîne NDR en tant que fournisseur de contenu et l’intérêt des utilisateurs d’Internet d’accéder à cette publication. La mise en balance a été opérée par le Tribunal régional supérieur dans les limites du pouvoir d’appréciation revenant aux juridictions ordinaires.

Toutefois, est erronée la conclusion du Tribunal régional supérieur selon laquelle la requérante n’est affectée que dans sa sphère sociale. La possibilité de retrouver et de combiner des informations au moyen d’une recherche lancée à partir du nom d’une personne aboutit de nos jours à ce qu’il n’est pratiquement plus possible de distinguer entre sphère privée et sphère sociale en ce qui concerne les effets engendrés. Cela étant, cette distinction demeure également de nos jours un critère pertinent pour évaluer le contenu d’une publication, mais non pour évaluer les effets que cette dernière engendre pour les personnes concernées. Le raisonnement du Tribunal régional supérieur est solide lorsqu’il affirme que le sujet du reportage litigieux ne porte pas exclusivement sur la vie privée de la requérante, mais sur une conduite de celle-ci et de l’entreprise qu’elle dirige, conduite qui a des répercussions sociales, lesquelles fondent à leur tour un intérêt légitime du public en matière d’information qui perdure, même s’il s’efface au fur et à mesure du passage du temps. Dans un tel contexte, la requérante doit supporter des effets qui l’accablent – y compris dans son environnement privé – dans une mesure plus large que ce ne serait le cas lors de reportages sur ses agissements privés.

De plus, le Tribunal régional supérieur pouvait à cet égard prendre en compte, à titre complémentaire, le fait que la requérante avait donné son accord à l’interview pour le reportage litigieux. À juste titre, la décision contestée considère que le reportage et le lien qui y redirige ne sont pas outrageux, car le reportage n’avait pas pour seul but, sans présenter de lien avec le sujet concret, de dénigrer une personne concrète.

Le Tribunal régional supérieur a également tenu compte, dans la mise en balance opérée, de l’aspect temporel et a examiné la question de savoir si la diffusion du reportage tout en comportant la mention du nom de la requérante était encore justifiée eu égard au passage du temps depuis la publication initiale du reportage ; l’écoulement du temps peut en effet exercer une influence sur le poids à accorder d’une part à l’intérêt public et d’autre part à l’ingérence dans les droits fondamentaux (à cet égard, cf. l’arrêt du même jour, « droit à l’oubli I », et le communiqué de presse No 83/2019). En définitive, le Tribunal régional supérieur estime, fondé sur des motifs qui ne sont pas à critiquer du point de vue du droit constitutionnel, que, du moins à l’heure actuelle, la requérante ne tient pas de droit qui lui permette d’exiger un déréférencement. Ces considérations tiennent suffisamment compte des garanties découlant de la Charte des droits fondamentaux et ne permettent pas de conclure que le Tribunal régional supérieur aurait fondé son jugement sur une conception fondamentalement erronée de la signification et de la portée des droits fondamentaux du droit de l’Union affectés.

III. Un renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne sur le fondement de l’article 267, paragraphe 3, TFUE ne s’impose pas. L’application dans le cas de l’espèce des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union ne soulève pas de questions d’interprétation dont la réponse ne s’imposait pas avec évidence ou qui n’avaient pas été suffisamment éclairées par la jurisprudence de la Cour de justice – tout en tenant compte à titre complémentaire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (cf. art. 52, para. 3, de la Charte).

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